Résumé :
Par l’arrêt n° 97/2022 du 14 juillet 2022, la Cour constitutionnelle a décidé que le procédé, consistant à interdire pendant une durée de plus de cinq mois l’exécution des jugements ordonnant l’expulsion du locataire résidentiel, n’était contraire ni à la répartition des compétences entre l’Etat fédéral et les Régions, ni au droit de propriété, ni à l’interdiction de discriminer. Elle formule cependant une réserve importante, à savoir que le juge judiciaire doit pouvoir examiner si les bailleurs impactés par la mesure peuvent obtenir à charge de la Région de Bruxelles-Capitale une indemnisation sur la base du principe de l’égalité des citoyens devant les charges publiques.
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- La crise sanitaire du Covid-19 a suscité de nombreux débats portant notamment sur l’équilibre fragile entre la sauvegarde des droits fondamentaux et la notion de l’intérêt général. La Cour Constitutionnelle, dans l’arrêt brièvement commenté, se prononce sur les mesures prises en région de Bruxelles-Capitale, interdisant temporairement les expulsions des locataires par les bailleurs. Ces dispositions étaient justifiées par la volonté de limiter la propagation du virus et d’éviter que les personnes les plus précarisées se retrouvent sans logement en plein confinement.
- Le recours en annulation a été introduit par l’ASBL Syndicat National des Propriétaires et Copropriétaires et par des propriétaires-bailleurs individuels concernés par la mesure, c’est-à-dire ayant été empêchés temporairement de faire exécuter des jugements qu’ils avaient obtenus.
- Les dispositions attaquées sont, l’article 22 de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 4 décembre 2020 portant confirmation des arrêtés du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale pris en exécution de l’ordonnance du 19 mars 2020 visant à octroyer des pouvoirs spéciaux au Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19 et de l’arrêté de pouvoirs spéciaux n° 2020/023 du 20 mai 2020 interdisant temporairement les expulsions domiciliaires jusqu’au 31 août 2020 inclus, confirmé par l’article 22 de l’ordonnance du 4 décembre 2020 précitée.
- De manière surprenante, les parties requérantes ont d’abord contesté elles-mêmes la recevabilité de leur recours devant la Cour Constitutionnelle en invoquant l’article 9 de la loi spéciale du 12 janvier 1989, qui permet aux cours et aux tribunaux de l’ordre judiciaire et administratifs d’écarter l’application des ordonnances contraires à la plupart des articles de la Constitution Selon elles, les ordonnances de la Région Bruxelles-Capitale et a fortiori, les arrêtés de pouvoirs spéciaux confirmés par celles-ci, n’auraient, en raison notamment de l’article 9 de la loi spéciale du 12 janvier 1989, précité, pas de valeur législative. Elles affirment donc que le Conseil d’Etat, et non la Cour, est compétent pour contrôler la constitutionnalité des dispositions précitées. La Cour a rejeté cette exception en décidant que toutes les normes législatives adoptées par les différents pouvoirs belges, dont les ordonnances, sont soumises à son contrôle. L’arrêté des pouvoirs spéciaux n°2020/023 confirmé par l’ordonnance du 4 décembre 2020, doit être assimilé à une norme législative et est donc également soumis à sa censure.
- La Cour a expressément limité son examen aux expulsions dans le cadre d’un bail d’habitation, et non, par exemple, aux occupations sans titre ni droit.
- La Cour commence par examiner le deuxième moyen des parties requérantes, car il est pris de la violation des règles répartitrices de compétence soit de la violation des articles 6 et 10 de la loi spéciale du 8 août 1980, rendus applicables à la Région de Bruxelles-Capitale par la loi spéciale du 12 janvier 1989 modifiée ensuite par la loi spéciale du 6 janvier 2014 et des articles 35 et 39 de la Constitution. La décision attaquée ne relèverait pas, selon elles, des compétences régionales en matière de logement énoncées à l’article 6 de loi spéciale précitée et ne répondrait pas aux conditions de l’article 10 de cette même loi (pouvoirs implicites) permettant à la Région de Bruxelles-Capitale d’empiéter sur la compétence de l’autorité fédérale en matière de justice. La Cour rejette ce moyen en rappelant que le législateur spécial a, en 2014, entendu transférer la totalité des règles spécifiques concernant la location de biens ou des parties de biens destinés à l’habitation. Les régions ont donc toute la compétence, en vertu de l’article 6 de la loi spéciale du 8 août 1980, d’édicter des règles en matière de baux d’habitation, et notamment, de fixer les conditions d’imposition et d’exécution des expulsions. La Cour déclare par conséquent le second moyen non fondé.
- Dans leurs premier et troisième moyens, les requérants invoquent une violation des droits fondamentaux garantis par les articles 10 et 11 (principe d’égalité et de non-discrimination) et l’article 16 (droit de propriété) de la Constitution. Les moyens portant tous les deux sur le caractère disproportionné de l’ingérence de la Région de Bruxelles-Capitale dans le droit au respect des biens des propriétaires, la Cour examine ceux-ci conjointement. La Cour vérifie également le respect par les dispositions attaquées de l’article premier du Premier Protocole additionnel de la CEDH contenant les mêmes garanties que l’article 16 de la Constitution et formant donc avec ce dernier un ensemble indissociable, bien que seul l’article 16 de la Constitution ait été expressément visé par les parties requérantes.
- La Cour estime que l’interdiction de procéder à des expulsions est une réglementation de l’usage des biens, qui, suivant l’article 1er, second alinéa du Premier Protocole additionnel, doit être conforme à l’intérêt général. La disposition critiquée doit donc être i) prévue par la loi, ii) poursuivre un but légitime et iii) présenter une proportionnalité raisonnable entre l’intérêt général et les droits fondamentaux des individus. Après avoir contrôlé le respect des deux premiers critères, la Cour se prononce sur l’existence ou non d’un juste équilibre entre les intérêts des locataires, d’une part, et de celui des bailleurs, d’autre part. Plus concrètement, elle examine s’il existe, un rapport proportionnel entre, d’une part, l’objectif de protéger les personnes les plus fragilisées en évitant qu’elles se retrouvent à la rue en période de pandémie et de limiter la propagation du Covid-19 et, d’autre part, les moyens employés à cette fin, en l’espèce, l’interdiction temporaire des expulsions, limitant les droits des propriétaires sur leurs biens.
- La Cour estime qu’en raison du flou réglementaire et logistique régnant au début de la pandémie, les autorités disposaient d’une grande marge d’appréciation pour prendre toutes les mesures nécessaires et adéquates pour gérer la situation, tant au niveau de la propagation du virus que des effets socio-économiques néfastes. Elle rappelle également que le locataire reste débiteur des loyers et indemnités d’occupation pendant la durée pendant laquelle son expulsion est interdite.
- La Cour Constitutionnelle examine ensuite (B.26 et suivants) si la Région de Bruxelles-Capitale a aménagé un juste équilibre entre les droits respectifs des preneurs et bailleurs, et si l’atteinte aux droits des seconds n’est pas excessive. La Cour insiste sur le caractère temporaire de la mesure et sur le fait que les loyers et indemnités d’occupation restaient dus. La Cour formule enfin une réserve importante qui conditionne la proportionnalité du système mis en place par la Région. Il revient au juge ordinaire d’apprécier si le bailleur peut prétendre à une indemnisation sur la base de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, et, dans l’affirmative, d’en fixer le montant (B.28.4). Ce principe veut que les effets préjudiciables disproportionnés, soit le risque social ou entrepreneurial extraordinaire s’imposant à un groupe limité de citoyens ou d’institutions d’une mesure qui, en l’occurrence, est régulière, soient répartis de manière égale sur la collectivité.
- La Cour invite le juge ordinaire à apprécier cette question in concreto et en tenant compte de tous les aspects particuliers et publics de chaque cas, pour conclure que, sous réserve de cette interprétation, les premier et troisième moyens ne sont pas fondés.
- En conclusion, tout en validant la mesure dans son principe, la Cour ouvre la voie à une possible indemnisation des bailleurs à charge de la Région de Bruxelles-Capitale. Pour être indemnisés, les bailleurs devront démontrer avoir subi in concreto un dommage disproportionné du fait de cette interdiction, ce qui devrait être le cas s’ils peuvent démontrer qu’un locataire insolvable s’est maintenu dans les lieux loués et qu’ils auraient facilement pu les relouer pendant cette période. Ils supportent cependant la charge de la preuve des éléments qu’ils invoquent.
- Les propriétaires qui envisagent une telle action pourraient être intéressés par l’intentement d’une action collective contre la Région de Bruxelles-Capitale. Les procédures mises en place par le Code de droit économique ne permettent cependant pas l’exercice d’une action collective proprement dite, dans la mesure où ces actions sont réservées aux consommateurs et PME victimes de la violation de certaines dispositions légales, dont ne fait pas partie l’égalité des citoyens devant les charges publiques.
- Cet arrêt est intéressant puisqu’il balise les possibilités, très étendues, de l’action des autorités publiques, tout en rappelant que ces mesures aux conséquences parfois importantes ne peuvent pas faire peser sur certains des conséquences économiques qui devraient être réparties au sein de la collectivité. L’avenir dira si et dans quelle mesure les propriétaires impactés introduisent effectivement des demandes d’indemnisation. Il n’est pas non plus exclu que le même principe d’égalité des citoyens devant les charges publiques connaisse d’autres applications, à chaque fois qu’un (groupe de) citoyen(s) estimera qu’il subit un risque social ou entrepreneurial extraordinaire en suite de mesures (légales) prises par les autorités.
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